Il y a sept ans, en la fête de la Divine Miséricorde, le pape Jean-Paul II mourait. C'était le 2 avril 2005. Proclamé bienheureux l'an dernier par son successeur Benoît XVI, le pape slave pourrait être bientôt canonisé. En hommage à sa mémoire, nous restituons ci-dessous le texte d'André Frossard que l'hebdomadaire Jours de France avait publié à l'occasion du premier voyage en France du pape qui aimait tant la France, lui qui l'a visitée huit fois.
"Le pape et nous", par André Frossard
Jours de France, N° 1326 - Du 31 mai au 6 juin 1980.
EN 1978, après la mort brutale de Jean-Paul Ier et l’ouverture du deuxième conclave de l’été, jamais fumée blanche ne fut attendue place Saint-Pierre avec autant d’impatience et de curiosité. Lorsqu’elle parut enfin dans le ciel de Rome, les cardinaux de la chapelle Sixtine étaient encore seuls à savoir que c’était celle d’un coup de canon : l’élection d’un pape polonais. L’effet de souffle fut considérable, on eût dit que l’Église venait de changer de méridien.
TOUT D’ABORD, on ne comprit pas le nom de l’élu, qui d'ailleurs, dans notre langue, ne se prononce pas comme il s’écrit. Seuls les membres du Haut Clergé, pour avoir entendu ses interventions au Concile, quelques diplomates et les rares voyageurs que le tourisme ou les relations culturelles conduisent de l’autre côté du rideau de fer, connaissaient le cardinal Wojtyła, archevêque de Cracovie, le second personnage religieux de Pologne après le Cardinal Primat. C'est alors que se produisit un phénomène extraordinaire et sur lequel on n’a pas fini de discourir : celui d'une popularité immédiate, fantastique, et pour certains observateurs atrabilaires, presque scandaleuse. En un instant, l’inconnu de la veille devint célèbre. La grande salle d’audience du Vatican qui, pourtant, peut contenir huit mille personnes se révéla bientôt trop petite et il fallut déverser les excédents de pèlerins sur la place Saint-Pierre qui est, je crois, aussi vaste que notre place de la Concorde. Toute fête ramenait des foules immenses à Rome et, à chacun de ses voyages à l'étranger, le nouveau pape traversait des océans de peuple - excepté en Turquie où le gouvernement avait établi autour de lui un infranchissable dispositif de protection.
AU LIEU de se réjouir de ce déferlement d’enthousiasme pour le successeur de Pierre, les mêmes qui prêchent pour la religion de masse, ou gémissent avec des sanglots étouffés sur la désaffection des peuples à l’égard de l’Église, se mirent à parler avec une remarquable inconséquence de « spectacle », voire de « cirque » et de « pape super-star » joignant ainsi l’insolence à l’illogisme et montrant le cas qu’il convenait de faire de leurs proclamations d’amour pour les humbles et les petits. Pour certains intellectuels chrétiens, le peuple est une espèce d’abstraction métaphysique. Sitôt qu’il prend consistance et qu’il est là, vivant et compact, l’horreur des réalités objectives qui caractérise la plupart des nos intellectuels prend le dessus et les met en fuite. Ils n’aiment le peuple qu’à l’état de théorie gazeuse. Il n’est ni formé, ni informé, disent-ils, et son ignorance en matière de foi est consternante. Peut-être. Mais les foules qui suivaient le Christ sur les collines de Galilée ne savaient rien non plus des Béatitudes évangéliques. Elles venaient écouter un homme qui ne parlait pas comme les autres hommes, et qui ne se croyait pas tenu de modeler son langage sur le leur, comme ces réformateurs intempérants qui veulent à tout prix s’adapter à la mentalité moderne et grâce à qui la pratique baisse dans les églises sans remonter dans les usines. Les gens qui accourent au-devant de Jean-Paul II n’attendent pas de lui qu’il leur fasse un cours de psychanalyse ou de matérialisme dialectique. Ils viennent écouter des paroles de foi et d’espérance, ils les entendent et elles touchent leur cœur, d’autant plus profondément qu’elles se font plus rares dans le monde d’aujourd’hui.
CERTES, ceux qui se rendront ces jours-ci à Notre-Dame, à l’Hôtel de Ville ou au Bourget, ne seront pas tous, on s’en doute, des militants diplômés de l’action catholique. Ce ne seront pas non plus, comme on l’insinue déjà, des amateurs de spectacles, avides d’assister à des représentations des charismes apostoliques, mais des Français de toutes conditions, libres de toute idéologie, à qui l’on parle toute l’année de leurs intérêts matériels et qui aimeraient bien qu’il soit aussi question, de temps en temps, de leurs intérêts spirituels. Leur présence aux rendez-vous de Jean-Paul II, surtout s’ils viennent, comme on le pense généralement, en grand nombre, et la communion qui s’établira sans peine, entre eux et lui, créeront une situation nouvelle dans l’Église de France. Il n’y a pas d’offense à dire que cette dernière jusqu’ici, s’est principalement intéressée aux engagés et aux rempilés du militantisme chrétien, qui leur promettaient de rameuter les brebis perdues et qui tardent à revenir de leurs expéditions quand ils ne se perdent pas avec les autres. Ils faudra bien tenir compte de l’existence de tout un peuple peu porté sans doute à l’activisme religieux mais qui n’est pas aussi déchristianisé qu’on le prétend souvent et qui ne demanderait qu’à croire si on lui donnait de bonnes raisons pour cela au lieu de lui parler systématiquement d’autre chose. JEAN-PAUL II sait que la France est un pays complexe et divisé (notre réputation à cet égard n’est plus à faire), mais il sait aussi que dans le libre pays qui est le nôtre, les sentiments montent à la surface sans nulle contrainte et que la France a l’avantage de se lire à livre ouvert. Ce pape qui a la grâce d’agir par sa seule présence modifiera les données du problème religieux français qui, qui pour l’instant, reste pour lui un sujet, sinon d’inquiétude du moins de perplexité. Après son passage, bien des choses auront changé, je le crois profondément, la France sera différente. A.F.
Photos : Jours de France, "Vive le pape", Le pape arrivant au parc des Princes où 50 000 adolescents l'attendent depuis quatre heures, p. 70.